L'Ordre des Flammes
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La fin d'un monde... - Chapitre 1

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La fin d'un monde... - Chapitre 1 Empty La fin d'un monde... - Chapitre 1

Message par Ashe McGrey Ven 7 Aoû - 16:17

Chapitre 1 : Disaster

1.

     Ses yeux voletaient tranquillement de l’arme à son support d’acajou et de fer, survolaient ensuite l’étrange cube de verre emprisonnant le tout, pour revenir à l’instrument de mort lui-même.
Le Croc de Gwalarn était une arme d’hast à nulle autre pareille.
Son long manche, taillé dans un unique pan de bois sombre, portait de curieuses bagues métalliques disposées régulièrement. À l’exact milieu de cet axe végétalisé, le mort-bois avait été patiemment creusé pour laisser place au rembourrage permettant la saisie de l’arme. Les bandes de cuir teintes s’entrecroisant alors selon un délicat motif aux reflets sanglants. Par la précision de l’artisan, pas un accroc ne venait briser la ligne lisse du corps de la pertuisane. La peau et le madrier se confondant en une seule et même funeste entité.
    Remontant, comme caressant de ses mains la forme douce du manche, il parvint au Croc de cette arme fabuleuse. Avec son fer principal d’un peu plus d’un pied aux tranchants séparés par une arête aiguë et ses deux courts oreillons latéraux, l’arme était essentiellement symétrique. Mais sa beauté ne résidait pas en ce seul équilibre. En effet, les deux faces du mordant avaient été traité comme celles d’une médaille. L’aver portait ainsi des figures entrelacées, reflet parfait du grip, quand le revers en était entièrement dépourvu.
Ce fer de lance paraissait alors misérablement fin et fragile mais avait pourtant été forgé dans ce que le sol prodiguait de plus merveilleux. La lame, battue dans une fournaise digne du coeur d’un volcan, avait su mêler l’acier vulgaire au noble idavel. Malgré la distance imposée par le présentoir, il sentait battre faiblement le pouls du minerai. Aurait-il tenté d’user de magie envers cette prison de verre que l’arme elle-même s’en serait nourrie, laissant de fait le bloc transparent sans une seule égratignure.
    Déplaçant presque à regret son regard sur la gauche, il nota que chaque arceau de métal était doté de deux encoches et gravé d’anciennes runes. S’il aurait pu passer sans peine les heures suivantes à admirer le travail réalisé sur l’acier, ces étranges dessins éveillaient un appétit tout autre. Rappelant les figures représentées sur et sous la lame ainsi qu’au cul du bâton cerclé, il aurait donné très cher pour les étudier de plus près. Ce langage, plus ancien encore que l’égidien, devait receler de quoi mettre son esprit à l’épreuve pendant un jour. Deux, tout au plus.
Là résidait pourtant la gloire du Peuple de l’Ombre, les secrets les mieux gardés de leurs armes facétieuses. Chacune avait ses caractéristiques propres, que bien souvent le porteur n’exploitait pas faute de les connaître, mais toutes disposaient de la merveilleuse faculté de se rengainer en elle-même. Ainsi Gwalarn, une fois désactivé, pouvait aisément passer pour un magnifique pan de bois d'ébène sculpté. Servant alors à loisir de bâton de marche.
Ou de sceptre royal.



2.

    « Encore à rêver de sang et de mort, mon beau Séverine ? »
    La petite main fraîche se posa comme un pétale de rose soyeux sur sa joue. Il goûta un instant le plaisir de ce contact avant de daigner détacher son regard de l'objet de convoitise. Reportant toute son attention sur le froufroutement sonnant à son oreille, un sourire se dessina lentement sur ses lèvres.
    « Et comment le pourrais-je quand un songe plus doux encore se présente ainsi à moi ? »
    Sa voix s’était faite la plus caressante possible. Satisfait, il se retourna précautionneusement pour ne pas surprendre ou blesser sa petite interlocutrice voletant non loin de son épaule. Naturel et charmeur, il porta gracieusement une main à son sternum et fit un curieux mouvement de poignet qui illumina le visage de son associée.
    « Il y avait bien longtemps que personne n'avait fait preuve d’autant d’égard envers moi, pépia-t-elle, ravie.
    - Les manières se perdraient-elles ? Tu m’en vois navré, douce Léa. »
    Le silence reprit peu à peu possession des lieux, aussi fit-il mine de se plonger à nouveau dans la contemplation de l’arme sous verre.
Oléara, de son véritable nom, était un être purement éthéré comme il en existait une multitude sur cette Terre Annexe. Ses longues ailes chamarrées aux bords délicatement ciselés ne laissaient aucun doute quant à sa nature profonde.
Les fées étaient légion mais rares celles qui donnaient aux humains le plaisir de les voir évoluer. Lui-même ne se lassait pas d’admirer les louvoiements de celle qu’il nommait si familièrement Léa. Cet émissaire de son peuple savait, à son instar, user des énergies pour modifier son apparence à volonté. Cette tendance, ici marquée par la petitesse que la frivole créature adoptait, était d’ailleurs la raison de leur entente immédiate.
Sous les ordres de sa cruelle suzeraine, elle avait intégré cette milice élitiste dépendant directement du roi humain de leur beau continent. La troupe, regroupant des mages de tous horizons, ne comptait en tout et pour tout que six membres. Le but louable derrière cette manoeuvre des fées étant évidemment de renforcer la cohésion des races. Lui soupçonnait plutôt un intérêt un peu trop marqué pour les affaires les plus jalousement gardées des humains. L’équilibre précaire ainsi maintenu, chaque parti y trouvait pourtant son compte.
    Laissant là ces réflexions stériles, il fit tranquillement volte-face et présenta ses doigts à l’ensorceleuse pour qu’elle s’y posa. Se faisant, elle s’assit au creux de sa paume et desserra enfin les lèvres.
     « Ainsi, il ne faut rien de moins qu’un ordre du bon Sigurd pour espérer te déloger de ta triste campagne terreine ?
     - Je devrais le remercier, ne crois-tu pas ? Le comité d’accueil m’est tout à fait charmant. »
     Le rire de la fée, trille cristalline incroyablement mélodieuse, résonna dans le salon privé. Décoré avec un sens certain du luxe, le souverain y recevait habituellement les ambassadeurs des autres peuples. Une façon comme une autre d’asseoir sa position en ce pays parfois sujet à des rixes violentes. Élargissant méthodiquement sa moue affable, il cligna doucement. Dérobant son regard à la perspicacité d’Oléara.
    - Les fées sont si vaniteuses, c’est pitoyable. -
    L’exercice auquel il se livrait actuellement était l’un des plus périlleux qui soit.
Il savait de source sûre que, démontrant déjà d’une présomption extraordinaire, ces entités étaient aussi particulièrement versatiles. Se désintéressant soudainement de tout ce qui les entourait, passant de la joie la plus intense à des accès de colère ravageur. Vexer l’un de ces éthérés équivalait à s’offrir à la mort de son plein gré. Aussi profita-t-il pleinement d’un changement subit de sujet pour entretenir l’intérêt de son interlocutrice.
     « Dis moi, belle Léa, sais-tu pourquoi le vieux fou nous a convoqué ? Tant de précipitation ne lui ressemble pas.
     - Oh, c’est vrai que voilà plus de six lunaisons que tu ne nous étais pas revenu ! »
     L’ensorceleuse secoua gracieusement ses boucles aux teintes changeantes et prit le temps de s’installer plus à son aise encore. Il n’était pas difficile de se rendre compte de la joie manifeste à tenir ainsi en haleine son compagnon sans qu’il puisse le lui reprocher.
    - Je pourrais l’écraser, là, entre mes doigts. L’une des plus puissantes magiciennes du royaume réduite à l’état de bris d’os et de chair par une simple pression de quelques livres. -
     Une idée terriblement plaisante mais qui ne modifia en rien son comportement. Serein et maître de soi, son sourire demeurait d’une franchise désarmante.
     « Il s’agit de l’un des secrets les mieux gardés de l’Égide, commença-t-elle sur le ton de la confidence, jugeant sans doute qu’elle avait assez jouer du calme de son vis-à-vis.
     - Oléara ! »
     L’interjection tonna, aussi dure que le marbre des colonnes qui les entouraient, et ne manqua pas de lui tirer un soupir profondément agacé. Son expression de joie placide, si savamment travaillée, en prit un sacré coup et s’évanouit subitement.
En faisant preuve d’un peu de patience, il aurait obtenu tous les renseignements nécessaires de sa plaisante passagère. S’évitant l’ennui d’une discussion sans fin passée à chicaner des menus détails. Il ne doutait pas un instant que l’appel fut d’importance, le faire mander avait dû coûter en logistique. Mais d’un autre côté, il ne voyait là qu’une manière particulièrement déplaisante de retarder son retour dans son agréable pied-à-terre isolé.
Par habitude, il avait occulté un léger détail. L’intervention probable de ce très estimé collègue, seul autre représentant du genre humain de leur petit groupe. Alaric (un splendide incapable de son propre avis, un mage de guerre accompli selon d’autres) avait le don de le mettre hors de lui.
     Sa crispation soudaine n'échappa nullement à l’être qu’il soutenait. Se redressant sur les genoux, elle lui tapota doucement le pouce pour attirer son attention. De nouveau, l’éclat de rire aux tonalités minérales s’éleva, à la différence près que les notes aiguës en résonnèrent directement sous son crâne.
    “ Pourquoi toujours te mettre dans ces états improbables ? Deux coqs farouches se disputant l’autorité d’une basse-cour n’auraient pas l’air moins sots. “
     Ce n’était pas la première fois qu’ils communiquaient ainsi. La maîtrise des arcanes de l’esprit n'apparaissait pourtant pas du ressort commun des ensorceleurs. Ainsi, seules des capacités étrangement restreintes lui avaient permises de dominer cette énergie si aisément.
Tout en observant dans une superbe égalité d’humeur l’approche pompeuse du mage, lancé dans une litanie à peine intéressante, il retint difficilement son irritation.
     “ Ne me compare pas à de la vulgaire volaille et encore moins à cet être ridicule, je t’en prie. “
     Après un temps d’arrêt, que la minuscule magicienne mit à profit pour lisser avec application ses jupes au tissu fluide, elle ne jugea pas utile de relever la tête de sa besogne.
     “ Tu as raison. Tu es plutôt semblable au vieux paon.
     - Léa ! “

     Bien malgré lui, il sentit poindre une certaine hilarité. Peut être était-ce uniquement dû au contre-coup du contact avec l’esprit curieusement pétillant et plein de vie de sa partenaire. Ou, plus vraisemblablement, à la perspective de s’amuser un peu de cette situation. Et par là même distraire l’ennui naissant de sa petite visiteuse.
     Effleurant la conscience du pyromancien sur le point de s’arrêter à leur niveau, il se détourna soudain, interrompant le discours emporté par ce seul geste de désintérêt. S’avançant ensuite d’un pas tranquille entre les hautes colonnades, il ânnona avec un clin d’oeil pour sa complice.
     « Maintenant que l’éternel retardataire a enfin daigné nous faire grâce de sa présence, l’assemblée ne devrait plus tarder. »
     Avec délice, il perçut le flamboiement immédiat de la colère derrière la misérable tentative de son pair pour garder son sang-froid. Un doux roucoulement dans sa paume lui indiqua qu’il n’était pas seul témoin de cet échec cuisant.
Il s'apprêtait à enchérir pour la forme quand il sentit remuer, en surface de cette conscience grossière, les filaments froids de la magie. Offensé, l’ensorceleur allait répliquer. Libérant les énergies dans l’optique splendide de conduire au bûcher le charlatan qui osait se jouer ainsi de lui. Une fois de plus. Une fois de trop.
Dans cet esprit bouillonnant de fureur, il lut la mort, le sang et les promesses de tortures infernales.
    Avant même une quelconque agression, il fit brutalement pression sur l’esprit meurtrier qu’il décryptait. Dans le même temps, il se retourna, observant d’un air tranquille son vis-à-vis.
Prévenant la moindre incantation de ces lèvres encore closes, il força soudainement son entrée au travers de cette essence si virulente l’instant précédent. Renversant les faibles barrières mentales du mage humain, il investit, sans douceur ni précaution, le plus ridicule recoin de qui avait voulu attenter à sa personne. Poussant toujours plus profondément les vrilles de son mental, entraîné par l’expérience, il écrasait méthodiquement les séparations spirituelles qui gardaient inviolés les souvenirs de cet homme. Les piliers de la raison vacillaient agréablement sur son passage, menaçant de s’écrouler.
     « Séverine ! »
     Il reléga cette injonction loin de son travail de sape. Il percevait évidemment cette conscience légère en périphérie de la sienne mais sa faiblesse l’agaçait. Pourquoi donc s'appesantir sur le sort de cet individu qui l’aurait probablement tué s’il n’avait agit en premier ?
Démunie par cet accès de cruauté froide, dont la seule preuve résidait dans le cri étranglé qui franchit soudain les lèvres de ce pauvre Alaric, les appels de l’éthérée se multipliaient.
Échos désespérés auxquels il ne prêtait pas même une oreille. Enfin, le pyromancien fut jeté à genoux sur le marbre froid tandis que cette force impalpable détruisait point par point ce qui gardait un être lucide.
Un frémissement courut le long de ses commissures.



3.

     « Séverine. »
     Une lourde poigne s’abattit sur son épaule. En opposition totale avec ce calme, lourd de menaces, dans lequel son nom venait d’être lâché. Il s’appesantit pourtant quelques instants supplémentaires sur l’esprit du pyromant, réduit désormais à l’état de foetus prostré. À quelques livres d’étouffer cette conscience, il leva finalement les yeux vers l’homme qui l’avait appelé et rompit instantanément le lien assassin.
Sans laisser au nouvel arrivant le temps nécessaire pour s’exprimer, il se lança tout naturellement dans une énonciation complexe en un Noble Parler parfait. Les oreilles effilées frémirent sous le chant familier des mots empreints de pouvoir. La pression s’allégea et Lómion répondit, par habitude, la suite des salutations d’usage au sein du peuple sylvain. Gestuelle à l’appui.
     - Les elfes et leur sens de l‘étiquette… -
     S’il n’en montrait rien, il se doutait que le sylvain pourrait parfaitement profiter de la réunion imminente pour mettre cet écart sur le tapis. Il ne s’agissait pas là du premier accrochage qui l’opposait à Alaric mais du seul qui aurait pu coûter une vie. Son pouvoir pouvait se révéler poison pour l’esprit d’autrui et l’elfe avait une conscience précise de cet état de fait. Passablement crispé, l’individu attendait de voir s’il existait des raisons valables de craindre une récidive.
Les observant un court instant, Léa contenant tant bien que mal ses tremblements dans sa paume, il leur sourit doucement. Il sentit immédiatement les deux individus d’essence purement magique respirer plus librement. Le retour de cette égale placidité, à laquelle il les avait si patiemment habitué, les avait conforté plus sûrement que des mots sur ses intentions.

     Le son cadencé de lourdes bottes ferrées attira soudain l’attention générale, enrayant pour de bon l’atmosphère pesante qui s’était installée. Le roi humain venait de faire son entrée. Flanqué de sa suite de guerriers ainsi que de sa garde rapprochée, l’homme grisonnant avait fière allure en ses atours de velour côtelé et de maille.
À l’unisson, chaque homme présent dans la halle salua selon le protocole avant de placer un genou à terre, attendant courtoisement que le roi parla. Il nota avec intérêt que le mage humain avait tout juste pu se traîner à leur niveau, rampant au sol tel un misérable insecte, en proie certainement à une désorientation violente.
     Sigurd II était un homme vieillissant, voussu, bien loin du charisme attendu d’un personnage d’une telle importance. Cependant, il s’agissait d’un souverain particulièrement avisé et d’un excellent tacticien. Ce fut d’ailleurs à son idée que la troupe en partie agenouillée devant lui existait. Ses victoires se comptaient alors en crises diplomatiques évitées ou conflits territoriaux désamorcés.
     « Bienvenue, mes chers amis. Je vous remercie sincèrement d’avoir répondu si rapidement à mon appel. »
     La voix, poussive et légèrement chevrotante, se tut le temps que chacun répondit à son invitation silencieuse à la station debout. Emmenant tout son petit monde le long des corridors, le souverain fit enfin installer le cortège autour d’une table de granit. Les plis, grossièrement taillés, étaient censés évoquer la géographie du continent.
     « En effet, l’heure est grave… »
     Il se coupa volontairement de ce bavardage qui ne l’intéressait nullement, ne gardant une oreille attentive qu’aux éléments cruciaux. Le vieux fou avait la manie des hyperboles et était doté d’une paranoïa en commune mesure. Il respectait pourtant l’individu pour l’autorité qu’il avait su asseoir sur la troupe sans disposer de la moindre affinité avec le pouvoir.
     « … puits de connexion affaiblis, impossible de… »
     Rien n’indiquait pourtant la nécessité d’une telle réunion de crise. Tout semblait terriblement anodin, plein de cet ennui commun aux choses ordinaires du monde. Le soleil matinal lançait fièrement ses rayons au travers des hautes fenêtres en ogive, l’atmosphère se teintant d’une lueur douce et chaude propice à la somnolence. Lors de son cheminement en ville, les conversations allaient bon train. Tous les sujets trouvant preneur : du prix du pain, aux rumeurs de l’arrivée prochaine d’un bataillon de chasseurs en passant par le climat plutôt propice aux récoltes. Aux alentours d’une cathédrale, il avait même été arrêté par une bande de gamins désoeuvrés. Leur jeu avait été stoppé par la perte de leur balle, baudruche grossière de cuir terne et râpé finalement retrouvée derrière l’étal d’un écrivain public. Il avait rattraper le retard accumulé en cheminant via les ruelles sordides du quartier Nord.
Une journée au calme plat comme le Monde en vomissait des dizaines d’autres.
     « … terribles secousses dans les monts, les chevriers… »
     Aussi comme bien souvent, préféra-t-il s’interroger sur l’histoire de ses comparses en particulier sur la nature véritable d’Olga. Seule femme membre de l’escadron dévoué à la protection du vieux fou, elle faisait également partie de l’escouade de mages de guerre. Il ne pouvait pas lui reprocher ce double-jeu, après tout, lui aussi faisait le pont entre deux services à l’insu de tous. Même si officier dans les Caves se rapprochait davantage d’un poste au sein d’un groupe privé.
Cette pensée toute terreine faillit lui tirer un éclat de rire qu’il eut bien du mal à réprimer.  Une bourrade peu amène, octroyée gracieusement par Lómion, le ramena à la raison. Du moins, il salua cette tentative par un charmant sourire contrit. Comment auraient-ils compris eux qui n’étaient adapté qu’à une seule Terre quand la seconde avait autant à offrir ?
Avisant brièvement leurs rangs, plus ou moins inspirés par le discours tremblotant, il nota avec agacement qu’Alaric paraissait avoir en grande partie récupéré de sa mésaventure.
     « … rivières empoisonnées, le bétail n’a pas… »
     Belle et sauvage Olga. Un jour, un seul, il avait pu effleurer son esprit et cette sensation était restée gravée comme un souvenir aussi terrifiant que chéri.
Jamais il n’avait pu toucher essence si froide et animale. Une rumeur galopante, venue des troupes miliciennes en poste au palais, sussurait que cette féroce guerrière n’était autre qu’un dragon sous forme humaine. S’il avait osé réitérer l’expérience, il aurait pu en avoir le coeur net. Hélas, si le récit était véridique, il risquait bien plus de se mordre les doigts de cet accès de curiosité. Il profitait donc plutôt de chaque occasion pour glaner de nouveaux renseignements. Après tout, découvrir était son métier et la paie en était assez attrayante pour qu’il se contenta d’obéir aux ordres sans plus se poser de questions. Ouvertement, du moins.

     « … odeur insoutenable, peut être du soufre… »
     Il commençait sérieusement à trouver le temps long et retint de justesse un bâillement. Ce qu’il avait enregistré jusque là de ce bavardage n’était pourtant guère inspirant. Mais il aviserait au moment opportun de la véritable conduite à tenir. Revêtant donc un masque d’intérêt paisible, il poursuivit son petit tour d’horizon.
Aux côtés de cette mystérieuse valkyrie, aussi guindé que son cousin des forêts, se tenait un elfe des mers du Sud. Le fier et féroce Āleph, dernier membre officiel de leur petite troupe.
De notoriété publique, les côtiers et les sylvains se vouaient une haine farouche. Leur seule différence résidait pourtant dans leur manière d’appréhender le combat. Les premiers étaient de fait des fantassins accomplis quand les seconds semblaient naître un arc entre les paumes. Pour le reste… Leur physique étaient à peine distincts, leurs manières également posées et agréables, et ils partageaient une semblable dévotion envers Mère Nature. De son humble avis, et malgré des tendances fortement belliqueuses, les elfes marins avaient même un certain charisme qui manquait cruellement à leurs cousins.
Cependant, la guerre faisait toujours rage entre ces deux branches du Beau Peuple. Ce pour la simple raison qu’un lointain jour passé, un père avait scindé son royaume en deux parts égales. Au fil des générations, des querelles sans fin, ponctuées de rapts et de tueries aveugles, avaient définitivement scellé la conviction que l’autre n’était qu’un parasite empoisonnant ces fertiles terres de l’ouest.
Les descendants de ces enfants terribles se fixaient alors, sans ciller, au-dessus du plateau de table. Il était aisé de connaître la teneur de ce duel silencieux. L’un et l’autre se jaugeant, se jugeant. Aucun ne méritant véritablement de se montrer si arrogant.



4.

     « … dépêchés sur place en deux groupes distincts. Séverine prendra la tête du premier.
     - Bien, Sire. »
     Tiré de ses pensées, il fixa de nouveau toute son attention sur le discours du vieux fou.
     « En vis-à-vis, Oléara commandera le second.
     - Bien, Sire ! »
     L’évolution soudaine de l’opération l’intrigua plus qu’elle ne l’inquiéta.
Parmi l’escouade, eux seuls ne disposaient pas véritablement de capacités offensives. Jamais encore ils n’avaient ainsi été promus chefs de groupe, leurs compétences étant habituellement utilisées en stratégie tactique.
Il sentit la conscience pétillante de l’éthérée aux portes de son esprit et permit immédiatement la communication. Les mots, cependant, étaient superflus tant sa visiteuse était émotive. Ses sentiments contradictoires se chevauchaient et se mêlaient en une cacophonie assourdissante.
    “ Je sais, Léa.
     - Mais pourqu… “


     Le cri soudain de Lómion lui vrilla le tympan gauche, surprenant Léa qui poussa un hurlement tout aussi déchirant dans son esprit. Presque en simultané, les six fenêtres latérales de la salle implosèrent, pulvérisant en tout sens des dagues transparentes particulièrement effilées. Relevé d’un bond de son siège, une main lourdement appuyée au plateau de table, Āleph incanta l’un des sorts défensif qui faisait sa spécialité. Les projectiles mortels, réduits en une poudre légère, s’abattirent en pluie crépitante sur le dos des participants de l’assemblée. Choqués mais indemnes.
La première secousse suivit immédiatement. Un tremblement profond qui fit chanter les fondations du château. Des lézardes escaladèrent rapidement les colonnes immaculées, lierre maladif et vorace. Les assises, vides de tout occupant, caquetèrent en se déplaçant sur l’albâtre poli. Quelques uns des gardes royaux, engoncés dans leur lourde carapace chromée, avaient même été jeté à bas. Bruits de casseroles et grincements de chaises repoussées en hâte servaient de fond sonore à cette débandade subite.
Dans la confusion qui suivit, il nota que le sylvain avait également rencontré le sol avec force et fracas, tranchant net son acclamation si ce n’était sa langue. Le soleil, quant à lui, poursuivait sa course. Indifférent, il n’était plus très loin d’atteindre son zénith.
     Le calme revint aussi subitement qu’il venait d’être brisé, seulement troublé par le sifflement fébrile des souffles rendus courts. Les vibrations s’estompant dans le même temps.
Une féroce clameur monta alors du dehors, les habitants de la capitale lançant injonctions sur imprécations. Ce brouhaha infernal, où primaient la peur et les premiers accrocs d’une forme de folie collective, se fit finalement couvrir par le tocsin entamant sa terrible litanie. Lui-même résista difficilement à l’aiguillon de la panique. Il  y avait bien longtemps que la terrible tour n’avait fait entendre sa voix d’airain. À en croire son défunt père, seuls les temps les plus troublés avaient été rythmé par son chant laconique. Le pire était encore à venir.
    La milice privée du roi, impliquant donc la supposée dragonne et l’elfe promu artisan verrier, resserrait les rangs dans une piètre tentative de retrouver un semblant d’ordre. Un nouveau hululement les arrêta net. Sauvage et brutal, mais plein d’une grotesque hésitation entre l’expression d’une douleur abominable et celle d’une euphorie mystique. Il baissa immédiatement les yeux sur qui en était la source. Légèrement à sa gauche.
Comme pour quelque farce de mauvais goût, Lómion rejeta au même moment la tête en arrière. Il fut donc aux premières loges pour apprécier la situation.
L’elfe dévoila un visage qui lui était parfaitement inconnu. Crispé et couturé de veines noires pulsant faiblement, ses traits paisibles maintenant brouillés en une grimace animale. Cette peau fine paraissait grouiller d’insectes minuscules mais le plus invraisemblable tenait à ce qui restait de ses yeux. Il ne faisait pas un seul geste pour quitter son siège ou se porter au secours du sylvain, fasciné qu’il était. Des prunelles d’un vert forêt nulle trace, ne demeurait à l’emplacement des orbites que des couches absurdes de peau en train de fondre partiellement, patiemment. Ce magma aux couleurs de la vie dévalant, dans un goutte à goutte lancinant, le paysage de cauchemar du faciès.
Un appel déchirant s’échappait toujours de cette gorge malmenée, sans possible comparaison avec la voix posée du mage. Les mains subitement levées à hauteur de ces crevasses suintantes, les longs doigts graciles parcoururent fébrilement la chair. La ravageant, y traçant compulsivement de profondes lacérations aussi facilement que s’il s’agissait de beurre. Des torrents entiers d’un sang visqueux et lourd s’en écoulèrent immédiatement. Le corps même de l’elfe était parcouru de frissons incoercibles, des gouttelettes voletant au gré des convulsions. Pluie abominable recouvrant les tapis, le sol. Jusqu’à la pointe de sa botte.

     Il ne se souvenait plus s’être mis sur ses pieds mais il savait que la dernière chose qui l’emporterait dans la tombe serait un elfe aux portes de la mort. Il ne comprenait pas véritablement à quoi s’en tenir mais son premier pressentiment lui avait soufflé que rester dans les parages pourrait signer sa propre perte. Son instinct de conservation avait fait le reste.
L’esprit redevenu clair, il avisa son retour dans le salon des ambassadeurs. Secouant doucement la tête, il se remettait seulement en marche qu’un nouveau séisme le projeta face contre terre. L’absence de témoin sonore l’empêcha d’assimiler l’événement avant que le sol ne se chargea de lui rappeler à quel point le marbre était dur. Menton en avant.
     « Séverine ! »
     Il était hors de question qu’il répondit à cette voix fluette, reconnaissable entre mille, car une idée insidieuse s’imposait doucement. Si elle était envoyée à sa suite alors sa fuite venait d’être créditée comme désertion. Mais étaient-ils tous devenus aveugles et sourds ?! Lui avait été un témoin privilégié de quelque chose d’autrement abominable et pourtant la raison seule lui aurait soufflé de courir pour sa vie.
Par une triste habitude, à l’instant où l’apparence de ce pauvre sylvain venait de subir toutes ces modifications, il en avait effleuré la conscience. Sa première impulsion étant de comprendre ce qui avait pu provoquer ces stigmates. Mal lui en prit.
L’esprit de l’elfe, rongé par un feu corrompu, s’étiolait dans l’océan de la folie. Loin des hautes grâces invoquées sous l’injonction de la pyromancie, la combustion ainsi provoquée existait pour détruire. En l’espace de quelques secondes, cette essence pourtant bien solide venait de plier. Engloutie, dévorée, ou tout simplement annihilée par une noirceur pensante.
Du moment où il toucha cet embryon répugnant de vie, il sut que l’état physique de Lómion n’était que le reflet visible d’une mort spirituelle. Une interprétation grotesque et démente que l’elfe lui-même, faute de mieux, avait fourni à son propre ressenti. Dévoilant ses ultimes souffrances à la face du Monde.
    S’étant à grand peine remis sur pied, il se soutenait aux colonnes pour poursuivre sa route sur un parquet se défilant sous ses pas. S’il avait avalé quoi que ce soit, il était évident qu’il l’aurait déjà rendu. Ce n’était pas tant ce drôle de mal de mer qui le guettait que le souvenir du cri exalté de ce cadavre. Si les morts se mettaient à parler, il y avait tout à craindre de l’avenir.
Il n’avait jamais accordé le moindre crédit aux collocs établissant des frontières entre magie positive ou négative. L’énergie était, là résidait l’unique vérité de son École. En revanche, si une explication sur la mort de Lómion existait, les nécromants pourraient sûrement l’aiguiller. Le tout étant maintenant de survivre au possible effondrement du palais pour rejoindre leur chapitre, il devait…
Le poing le cueillit comme une masse au creux des reins, l’envoyant s’étaler à la rencontre du cube de verre emprisonnant Gwalarn. Seule la chance lui épargna une collision définitive avec l’une des arêtes aiguës, terminant plutôt sa course au pied du meuble décoratif. Il se retourna, passablement secoué, pour faire face à son agresseur.
     « Pleutre ! L’insubordination est passible de mort et tu le sais !
     - Alaric, ne fait pas ça, je t’en prie ! »
     Il remarqua à l’ultime seconde la créature voletant, les bras en croix, à quelques distances de son visage. Ses longues ailes chamarrées aux bords délicatement ciselés ne laissaient aucun doute quant à sa nature profonde.
     - Léa… -
    Un revers rageur du pyromancien eut bien vite raison de la petite fée qui s’écrasa dans un craquement terrible au sol. Ayant suivi son plongeon, il remarqua froidement que sa chevelure commençait à s’embraser.
Un lent battement sourdait de sa mâchoire, il remarqua à peine le sang dégouttant sur le col de sa chemise. Des blocs entiers se détachaient maintenant du plafond menaçant quiconque oserait traverser.
     « Voilà qui est réglé, cracha Alaric, un geste dédaigneux pour le petit corps désarticulé. Maintenant, tu vas…  »



5.

     Un grondement formidable laissa place à un silence inquiétant, mettant un terme à la confrontation imminente. Le tocsin s’était subitement tu et seuls les sinistres craquements, dont la voix rauque hantait murs et plafonds, se faisaient encore entendre. Un brouillard grumeleux se condensa soudain au dehors. Rampant sur le pas des vitres brisées, se déversant lentement dans le magnifique salon. Une seule explication lui vint à l’esprit et il sut d’instinct avoir raison. Le beffroi, solide construction de près de 250 pieds, venait de s’effondrer.
Profitant de l'accalmie, il se remit sur pieds en s’appuyant lourdement à la prison transparente de Gwalarn. Quelques grincements lui firent prendre conscience que le verre en était fragilisé, auréolé de fissures s’entrecroisant en d’étranges arabesques. Les dessins ainsi tracés rappelant curieusement les figures gravées sur l’arme.
Reportant son attention devant lui, il crut tout d’abord avoir perdu la raison. Le corps d’Oléara (à moins que ce ne fut déjà son cadavre) était parcouru de tremblements et semblait bouillir de l’intérieur. La peau nue des bras se couvrant d’une chair de poule aberrante pour se dégonfler l’instant suivant. Le cycle, sans fin, paraissait même aller s’amplifiant.
     « Fais nous disparaître. »
     Il reconnut à peine sa voix, chuchotée dans un souffle ténu, bien loin de la maîtrise qu’il en avait d’ordinaire. Un son malcommode lui répondit. Empoignant le pyromancien au collet, il le secoua sans ménagement.
     « Es-tu donc sourd ? »
     Toute sa concentration était fixée sur le corps bouillonnant qui dispensait maintenant une vapeur ondulante. À la dégradation du sol autour, il jugea qu’il ne valait rien d’entrer en contact avec cette petite fée.
     « Les rayons du soleil, pauvre fou, dévie les. Maintenant ! »
Il fut tenté de prier un instant alors que l’ensorceleur humain se décidait enfin à tisser le sort réclamé. Du temps, juste un tout petit peu plus de temps pour éviter d’avoir à affronter cet avenir dément. Mais il était vain et profondément stupide de croire que de telles entités supérieures existaient. Dans le cas contraire, ces supposés Dieux devaient être étrangement sadiques. Ou las de l’humanité, les paris venaient de s’ouvrir.
D’un certain côté, il regretta presque d’avoir ainsi brusqué Alaric. Sa frayeur soudaine, revers glaçant à son pragmatisme légendaire, avait déteint sur le mage qui butait sur les mots et se trompait de formulation. Par trois fois celui-ci dû reprendre son incantation. Il voyait maintenant une sorte de feu intérieur consumer doucement les ailes aqueuses de Léa. Les douces écailles bleutées se mêlant doucement à la poussière stagnante.
Quand enfin il entendit les dernières paroles du sortilège (il avait beau ne pas pouvoir se servir d’autres énergies, il n’en était pas ignorant pour autant), il traîna de force son comparse dans l’ombre de la pertuisane.
     « Est-ce que tu peux m… »
     Il lui colla immédiatement une main en travers de la bouche, le maintenant immobile avec une vigueur inconnue du pyromancien. Il n’ignorait pas qu’Alaric, si ce n’était l’escouade entière, l’avait toujours considéré comme un maillon faible. En témoignaient ces yeux bêtement écarquillés devant l’étau lui interdisant tout mouvement. Cette vision négative l’arrangeait parfaitement en temps normal, surtout qu’il n’avait jamais prétendu du contraire, mais maintenir les apparences venaient d’être reléguées au second plan dans l'immédiat. Et s’il pouvait le maîtriser physiquement, c’était d’autant mieux.
     “ Écoute attentivement, je ne me répéterais pas. Il faut fuir ce palais ou la suite logique sera le cimetière Sud. “
      Un marmonnement indistinct siffla au travers de sa main, le souffle chaud lui chatouillant la paume. L’entité s’éleva finalement, dans une trainée noire et poussiéreuse rappelant des braises éteintes, et se mit à inspecter les alentours.
Il lui envoya sans ménagement son poing dans les côtes, juste retour des choses.
     “ Dans ta tête, ton sort n’a aucune emprise sur le son. “
    Parfaitement capable de servir de catalyseur à ce type de communication, il attendit pourtant un instant avant de retirer sa main. Il voulait être certain que son vis-à-vis n’allait rien tenter de stupide. Finalement rassuré sur ce point, il lui bourra derechef les côtes pour attirer son attention sur la créature volante occupée à tester ses nouveaux appendices. Une odeur de soufre, légère mais bien présente, sourdait de l’entité et emplissait peu à peu la pièce de cette senteur révoltante.
     “ Mais c’est… !
      - Impossible. “

     Il refusait catégoriquement d’admettre que cette chose, voletant dans un chaos de crépitements et de mouvements erratiques, pouvait être la belle et douce Léa. L’évidence même, les deux existences étaient si dissemblables.
Née proche des rivières de l’est, jusqu’à sa peau nacrée qui avait porté une légère teinte bleutée. Cette entité en combustion permanente (comment y songer autrement) n’avait rien de commun avec celle qu’il avait connu. Ses ailes, autrefois si splendides, brasillaient maintenant comme couvant un feu inextinguible. La perte continue de matière alors compensée par une sorte d’aura, charbonneuse et dense, suintant des bords naufragés.
Jusqu’à ses cheveux qui dégouttaient littéralement au sol sur son passage. Non pas comme l’aurait fait une source pure mais plutôt comme de l’acier gâché et oublié sous le soufflet du forgeron. Même son visage ne rappelait en rien sa beauté précédente. Si celui de Lómion s’était retrouvé couturé de veines, le sien évoquait la faïence craquelée qui faisait la fierté des peuplades du sud-ouest. Mais la céramique en était salie, ternie. Une vaisselle ancienne recelant des mystères qu’il convenait d’enterrer loin des vivants.
Mais comme dans le cas du sylvain, son esprit abritait des abominations autrement terrifiantes. Effleurant discrètement la conscience de la créature, il se replia bien vite en lui-même. Un cri. Discontinu et terrible, hurlé sporadiquement de la voix brisée d’Oléara mais errant dans une essence qui n’était même plus la sienne. Ce terrible flamboiement, tourbillon infernal et affamé, était de retour. S’étendant comme une chape néfaste sur ce pauvre esprit n’osant plus mimer la vie. Une mer de feu déchaînée dans laquelle les dernières parcelles de conscience de la fée disparaissaient aussi vite qu’un bateau de papier lâché dans la tourmente.
     “ Léa…
     - Je doute sincèrement qu’elle réagisse encore à son nom
, fit remarquer le pyromant, sarcastique.
     - Je t’avais oublié, toi, grinça-t-il pour toute réponse.
     - Qu’est-ce qu’elle fabrique ?! Mais… Elle va provoquer un incendie !
     - Non. Un effondrement. “

     L’entité, ne s’inquiétant nullement de la chute constante de morceaux de plafond, s’attaquait paisiblement aux colonnes porteuses de la faste salle. Les mains jointes, un feu liquide en jaillissait, recouvrant rapidement de larges pans de matériau. Le marbre et les pierres taillées se désagrégeaient presque immédiatement à son contact. Le tout dégoulinant sur un sol bientôt piqueté de trous, creusé comme sous l’action d’un venin particulièrement corrosif.

     Un hurlement effroyable résonna dans le lointain des quartiers royaux, ne détournant qu’un seul instant la créature de sa sinistre besogne. Lui pouvait facilement imaginer l’horreur qui devait se jouer là-bas. Entre les métamorphoses de Lómion ou Léa, il n’y avait qu’un pas à faire pour affirmer que la même démence pouvait être à l’oeuvre. Peu importait la victime, le résultat devait être le même. La naissance d’un monstre.
Au dehors, un calme étrange planait encore quand la terre bondit de nouveau. Les secousses n’avaient pourtant pas cessé mais celle-ci fut sans commune mesure. Résistant tant bien que mal à cette gravité chamboulée, il admira la chute du splendide cube de verre qui les surplombait. Accrochant magnifiquement les feux solaires embrumés de poussière, le présentoir transparent rencontra le sol avec violence. Dans un déluge d’éclat tranchants, le choc libéra l’arme royale de sa prison.
Le fer de lance, quant à lui, sonna d’une unique note stridente en rencontrant le sol poli de mosaïque, attirant définitivement l’attention de la fée infernale qui glissa vers eux. Pour peu qu’il y ait une faille dans le sortilège de son collègue et ils étaient faits comme des rats.
     “ Si tu tiens à la vie, c’est maintenant qu’il faut partir. “
     Le pouvoir purement offensif du pyromant, utilisé à bon escient, risquait bien de se révéler utile pendant les heures suivantes. Il aurait pu en jurer. Il avait néanmoins le désagréable pressentiment que leur survie allait se jouait dans les prochaines minutes. Aussi devait-il commencer par les tirer tous les deux de ce mauvais pas avant d’envisager la bonne marche à suivre.
Alaric le prit pourtant au dépourvu quand, se redressant avec fierté, sa voix tonna dans son esprit. Si forte qu’elle lui en arracha une grimace.
    “ Je reste, cette… Chose, il cracha le mot comme un poison, Doit mourir ! “
     Il demeura quelques instants cloué sur place puis lança sur le même ton, agacé de la disparition progressive du seul plan d’évasion valable.
    “ Tu n’as aucune chance, bougre d’imbécile, tu as appris la magie. C’est une fée, elle EST magie ! Et qui sait de quelles autres capacités elle dispose maintenant.
     - Se pourrait-il que tu ais peur que j’esquinte ta splendide maîtresse ? “
     Le rictus du pyromant se prononça et il poursuivit sur la même lancée. Ravi de l’expression butée, presque outrée obtenue par ces seuls mots.
    “ Ne fais donc pas l’étonné, nous étions TOUS au courant ! “
     Le ricanement grossier qui suivit cette tirade ne lui plut pas le moins du monde. De plus, être ainsi raillé par un être de cet acabit était bien la dernière chose qui l’intéressait dans ce décor de fin du monde. Aussi, plein d’une lucidité froide et merveilleuse, il se rendit à la nouvelle opportunité qui s’offrait si gracieusement à lui.
Il lui avait donné une chance d’échapper à ce piège dément, il l’avait refusé et avait jugé bon de l’insulter. Qu’à cela ne tienne, il n’était pas adepte des secondes chances.
Avisant la lente avancée chaotique de l’entité, il n’eut pas à réfléchir bien longtemps. Il lui suffirait de quelques instants pour s’octroyer une diversion digne de ce nom.
    “ Si tu étais si jaloux, il suffisait de te joindre à nous, siffla-t-il, enjôleur et mauvais. Il n’empêche qu’actuellement tu n’es pas dans les meilleures conditions qui soit, si je ne m’abuse. Ce mal de crâne n’est pas trop handicapant, j’espère ? “
     Il sourit largement, devant la nouvelle stupéfaction du mage. Il n’était plus nécessaire de surveiller l’avancée de l’entité, il entendait les craquements affreux produits par ces simulacres d’ailes. En revanche, une course contre le temps s’était engagée. Aussi, assena-t-il rapidement un nouveau coup.
     “ Ma parole, plus buté qu’une mule et encore moins futé, il le prévint d’un ton tranquille. Si elle incante sa stase, je ne donne pas cher de ta peau.
     - Fuis si tu y tiens, poltron, je reste pour défendre mon honneur et notre ro… “

     Alaric, devant un discours si incohérent, s’était réfugié dans les seules vérités connues. Lui sentait dans une joie sauvage que chacune de ses interventions ne faisaient que conforter l’autre dans sa quête risible d’héroïsme. Il laissa donc franchir un soupir las et passablement moqueur, coupant court à cette rengaine inutile.
    “ Le vieux fou était entouré d’éthérés. Au moment où je te parle, ce pauvre dingue doit être mort, ou pire. Tiens-tu tant à le rejoindre ? “
     Il sentit un éclair de doute planer dans cet esprit qu’il connaissait parfaitement pour l’avoir presque détruit seulement quelques temps auparavant. Hésitation salutaire.
Si ce pyromant imbu de sa personne et de son stupide honneur s’était élancé, il se serait retrouvé enseveli sous une bonne partie de plafond qui venait de s’écrouler à grands bruits. Un grondement rampa au sol, menaçant le reste du plancher de descendre également au niveau inférieur. Avisant le gouffre empli de débris, il songea qu’une chute de trois étages ne le tentait pas plus que ça.
Ce brave Alaric, de son côté, ne semblait plus très enclin au mouvement devant la soudaine dégradation du champ de bataille. Il plaça donc le seul coup logique dans ce jeu fou où il pariait sa vie : il investit immédiatement l’esprit du mage et le contraint au combat.
     Le premier sort fusa directement sous l’impulsion, une simple boule de feu condensé. Encore mieux qu’espéré. Ce dont était capable le pyromant quand il ne bridait pas son pouvoir était proprement stupéfiant. Mais il avait peu de temps, quant à lui, face à ce tir parfait. Et encore moins celui de s’ébahir devant de si belles capacités.
Il s’agissait de fait d’une véritable prouesse pyrotechnique, pleine de lumière et de rage, mais il manquait une donnée essentielle à ce pauvre homme. Donnée qui le poussa à se calfeutrer immédiatement derrière les restes de la prison de Gwalarn. Un petit quelque chose qui servait de base à une idée née de l’effondrement du tocsin et constituait alors l’ultime plan de secours. La poussière n’aimait pas les étincelles.
Il avait cependant sous-estimé l’ampleur de l’explosion et fut projeté contre le mur de fond. Des tableaux de scènes historiques, vieux de plusieurs décennies, se décrochèrent sous son poids. Les nombreux cadres se brisant, libérant leur précieux contenu bientôt dévoré par les flammes. Il retomba rapidement au coeur d’une tempête de tapisseries embrasées. Adieu chiens et chevaux, dryades et autres loup-garous. Tous nourrissaient maintenant la tourmente. Se réceptionnant tant bien que mal dans cette débâcle de verre et de bois, il s’écrasa lourdement sur son bras gauche. L’angle incongru l’étonna et il nota avec un détachement singulier que l’acoustique de cette salle était parfaite pour entendre des os se briser.

     Il se rendit compte qu’il avait perdu connaissance à l’instant même où il releva le nez de plusieurs pouces d’une couche neigeuse au goût âcre et suffocant. Toussant comme un perdu, il maudit sur l’instant les réflexes malheureux du corps humain quand il avisa le duel qui faisait encore rage dans les décombres. Alaric, l’esprit enfin libéré de son hôte, se défendait magnifiquement face à cet adversaire venu d’un autre Monde. Pourtant, il accusait déjà quelques blessures particulièrement mauvaises et paraissait marcher fièrement vers sa tombe. Ses capacités insoupçonnées relevant de nouveau plus du rêve que de la réalité.
Jugeant que les combattants ne s’intéressait guère à son sort, il cherchait activement une porte de sortie à peu près sûre. Tout n’était pourtant que chaos et bouleversement. Des départs d’incendie se déclarant en de multiples endroits, il ne devait qu’à la chance la résistance de son petit ilôt de plancher.
Un chant connu lui fit dresser l’oreille, soudain particulièrement attentif à ces modulations entendues bien des années avant. La voix éraillée sortant du petit corps en lambeaux incantait un sort caractéristique du peuple éthéré. La stase. S’il ne bougeait pas sur l’instant, il se retrouverait dans quelques secondes à la merci de la créature sans plus de possibilité de s’échapper.
Le sol vibrait légèrement sous sa paume tandis qu’il se remettait enfin debout, n’augurant rien de bon pour la postérité du palais royal. Il devait sortir et vite, bien que se trouvant à plus de 45 pieds de la sûreté du sol. Malgré un rapide tour d’horizon, il ne discerna aucun moyen de franchir cette distance sans danger ou d’atteindre les autres étages assez rapidement. Le tout étant d’échapper au rayon d’action du sortilège.
Au moment où la créature qui fut Oléara infléchit vers l’invocation finale, il cessa de réfléchir et se mit à courir. Les berges du gouffre s’effondrant à chaque foulée. Il empoigna au passage Gwalarn de sa bonne main et sauta finalement au dehors par l’une des fenêtres brisées.
Quitte à pouvoir encore décider, il avait choisi la mort la plus douce.

***

     Il fut réveillé par trois coups sourds, cognés comme par volonté de démolir purement et simplement la pauvre vieille porte en chêne.
     « Debout, oiseau de malheur, on t’réclame en bas. Et tout c’que tu traines c’est autant de tonneaux qu’on m’perce. »
     Grognant, tant pour signifier qu’il avait entendu que pour exprimer son mécontentement, il s’étira dans le lit médiocre qu’il occupait depuis près de cinq jours. Un record personnel dans le genre. Jamais encore il n’était resté aussi longtemps au même endroit au cours de ses voyages.
Un rapide coup d’oeil vers la petite lucarne lui apprit que le soleil s’était levé depuis un moment déjà. L’ouverture, barricadée pour la nuit de quelques planches mal dégrossies, laissait percer de timides rais dans lesquels dansait une poussière mordorée.
    Il sourit. Il y avait quelques temps déjà qu’il n’avait rêvé de la sorte, la journée s’annonçait particulièrement mauvaise.

Ashe McGrey

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Date d'inscription : 20/07/2020

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